Buck ne lisait pas les journaux et était loin de savoir ce qui se tramait vers la fin de 1897, non seulement contre lui, mais contre tous ses congénères. En effet, dans toute la région qui s’étend du détroit de Puget à la baie de San Diégo on traquait les grands chiens à longs poils, aussi habiles à se tirer d’affaire dans l’eau que sur la terre ferme... Les hommes, en creusant la terre obscure, y avaient trouvé un métal jaune, enfoncé dans le sol glacé des régions arctiques, et les compagnies de transport ayant répandu la nouvelle à grand renfort de réclame, les gens se ruaient en foule vers le nord. Et il leur fallait des chiens, de ces grands chiens robustes aux muscles forts pour travailler, et à l’épaisse fourrure pour se protéger contre le froid.Buck habitait cette belle demeure, située dans la vallée en-soleillée de Santa-Clara, qu’on appelle « le Domaine du juge Miller ». De la route, on distingue à peine l’habitation à demi cachée par les grands arbres, qui laissent entrevoir la large et fraîche véranda, régnant sur les quatre faces de la maison. Des allées soigneusement sablées mènent au perron, sous l’ombre trem-blante des hauts peupliers, parmi les vertes pelouses. Un jardin immense et fleuri entoure la villa, puis ce sont les communs im-posants, écuries spacieuses, où s’agitent une douzaine de grooms et de valets bavards, cottages couverts de plantes grim-pantes, pour les jardiniers et leurs aides ; enfin l’interminable rangée des serres, treilles et espaliers, suivis de vergers plantu-reux, de gras pâturages, de champs fertiles et de ruisseaux ja-seurs.Le monarque absolu de ce beau royaume était, depuis quatre ans, le chien Buck, magnifique animal dont le poids et la majesté tenaient du gigantesque terre-neuve Elno, son père, tandis que sa mère Sheps, fine chienne colley de pure race écos-saise, lui avait donné la beauté des formes et l’intelligence hu-maine de son regard. L’autorité de Buck était indiscutée. Il ré-gnait sans conteste non seulement sur la tourbe insignifiante des chiens d’écurie, sur le carlin japonais Toots, sur le mexicain Isabel, étrange créature sans poil dont l’aspect prêtait à rire, mais encore sur tous les habitants du même lieu que lui. Majes-tueux et doux, il était le compagnon inséparable du juge, qu’il suivait dans toutes ses promenades, il s’allongeait d’habitude aux pieds de son maître, dans la bibliothèque, le nez sur ses pattes de devant, clignant des yeux vers le feu, et ne marquant que par un imperceptible mouvement des sourcils l’intérêt qu’il prenait à tout ce qui se passait autour de lui. Mais apercevait-il au-dehors les fils aînés du juge, prêts à se mettre en selle, il se levait d’un air digne et daignait les escorter ; de même, quand les jeunes gens prenaient leur bain matinal dans le grand réser-voir cimenté du jardin, Buck considérait de son devoir d’être de la fête. Il ne manquait pas non plus d’accompagner les jeunes filles dans leurs promenades à pied ou en voiture ; et parfois on le voyait sur les pelouses, portant sur son dos les petits-enfants du juge, les roulant sur le gazon et faisant mine de les dévorer, de ses deux rangées de dents étincelantes. Les petits l’adoraient, tout en le craignant un peu, car Buck exerçait sur eux une sur-veillance sévère et ne permettait aucun écart à la règle.